Archive | novembre, 2017

Le touriste

22 nov

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Il se déplace en circuit fermé, sous prétexte de s’ouvrir au monde. Il s’équipe des « technologies » les plus pointues, pour aller prendre ici et là les mêmes clichés que tout le monde. Il se désaltère dans le Starbuks du coin entre deux musées. Vous l’avez reconnu, il est le touriste « de masse », devenu l’ennemi honni, le mal aimé, le maudit dont le nom seul est une souillure qui suscite l’ire de l’autochtone vénitien ou barcelonais désormais allergique à la valise à roulettes, monstre rampant d’un nouveau genre.

Jadis synonyme d’apprentissage intellectuel et de gymnastique de l’âme, le voyage a changé de nature à l’heure du bougisme systématique et des compagnies low-cost. S’amplifiant et s’industrialisant, il est devenu impératif culturel et pire encore :
« destructeur de civilisation », au dire d’Alain Paucard, auteur du merveilleux Cauchemar des vacances et président à vie du très sélect Club des Ronchons.

Soucieux de vérifier ce qu’il a lu dans la dernière édition du Lonely Planet, et surtout inquiet de n’avoir rien à raconter en septembre à ses collègues de l’openspace, l’homo touristicus, loin de pratiquer l’art du staycation, se fait un devoir de déserter la villa de famille pour aller au diable remplir ses  devoirs de vacances :  cours de salsa à Cuba, séance de méditation au Cachemire, trek en Namibie, visite des bordels de Bangkok, cri primal à Vienne et orgie de sangria à Séville. Il ne laisse rien au hasard dans cette course effrénée à la distraction.  Smartphone à la main et running aux pieds, le nouveau globe-trotter hyperconnecté n’a qu’une obsession : rentabiliser son séjour en instagramant un maximum de monuments classés. Même constat touchant le backpacker, ce routard soi-disant éclairé qui se fait un point d’honneur d’éviter les sentiers battus, mais dont l’itinéraire bis finit toujours par rejoindre celui du touriste en short et strings de pieds. 

Affichant un air supérieur et une moue blasée, il est  le premier à demander le code wifi dès le seuil de la moindre auberge, à remplir sa valise de dvd pour tuer les temps morts à l’étape et à s’éclater sur le dance floor, devenant à son tour la bête noire des populations locales et prouvant par l’exemple ce qu’a dit en son temps Jean Mistler (de l’Académie française) : « Le tourisme est l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux dans des endroits qui seraient mieux sans eux. » À bon entendeur.

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Jeanne Ably

Story

6 nov

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Société du paraître et dictature du like : aujourd’hui l’homo Narcissus se doit, sous peine de mort sociale, de raconter des histoires. Le phénomène a été mis en évidence par François Taillandier dans La Grande Intrigue, magistrale fresque de cinq romans où l’écrivain forge un concept pour exprimer cette réalité : le telling est la colonne vertébrale narrative de l’homme moderne, qui n’est pas sans faire écho au bien connu story telling, nom flatteur du baratinage.

Comment raconter une histoire pour mieux vendre ou se vendre au mépris du réel ? Jadis apanage des publicitaires et autres marketteux sans scrupule, ce souci se répand grâce aux réseaux sociaux qui font de chacun, à peu de frais, le « storytelleur » de sa propre existence. Le tout est de se placer au bon endroit, au bon moment, sous la bonne lumière et dans le bon costume, quitte à reprendre trente-six fois la pose. 

Rien est abandonné au hasard dans cette course à la vie de rêve. Dernière fonctionnalité en vogue : les stories d’Instagram dont la simple appellation en dit long sur ce besoin aussi nouveau que frénétique de se mettre en scène. Véritable plongée sous-marine dans le train-train de Monsieur et Madame Tout le monde, ces minifilms de dix secondes agrémentés d’émojis, de stickers, de stylos, de filtres et autres quincailleries de la palette Photoshop hissent l’adulescent décomplexé à la dignité d’une pub pour Club Med ou du dernier Ideat. 

S’exposant sans répit sept jours sur six aux quatre coins du monde en compagnie choisie, l’homo instagramus satisfait son ego surdimensionné grâce à ces joujoux qui lui permettent de s’attirer les convoitises de ses friends en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas aux yeux de la selfie sphère. 

Vingt-quatre heures d’une vie de star, telle est l’ambition de ces Dorian Gray des temps virtuels idolâtrant leur propre image et soucieux de se convaincre que la vie est un truc de maboul. Même les célébrités s’y mettent à plein temps, qui s’affichent dans leur plus stricte intimité, cassant le boulot des paparazis et des magazines people bientôt réduits au chômage. Pour ne pas balancer, ne parlons pas de Laetitia Halliday, dont les recettes de cake au Carambar et les vacances à Saint-Barth n’ont de secrets pour personne.

Se regarder vivre sur un écran plutôt que de goûter l’instant qui passe, tel est le mot d’ordre. Au lieu de câliner sa progéniture, l’homo Narcissus la mitraille du bout de son portable. Plutôt que d’admirer le paysage, il dégaine son IPhone. Il n’est plus l’acteur, mais le spectateur frustré de sa vie, une vie réduite à l’état de reflet sur la toile. Impression de solitude. Sentiment de gâchis. Triste destinée.

Jeanne Ably


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