


J’ai eu la chance, voici quelques années, d’avoir chez moi à Paris le guitariste Hugo Lippi, le batteur Stéphane Chandelier et Thomas Dutronc qui répétaient à tour de rôle ou ensemble avec leurs groupes respectifs au 61, boulevard de Courcelles. Jamais les corvées de ménage ne m’ont paru aussi plaisantes malgré l’interdiction de passer l’aspirateur.
Trois quarts de siècle plus tôt, mon grand-père, Pierre Nourry, hébergeait lui aussi des répétitions – celles d’un des dieux de ces jeunes musiciens, Jean, “Django”, le king of jazz, le maître absolu de tous ceux qui grattent une guitare pour en extraire un son de jazz manouche.
C’est après l’avoir entendu jouer à l’hôtel Claridge que mon grand-père, alors élève de l’École Centrale, alla kidnapper le prodige dans sa roulotte à Saint-Ouen et le ramena en 5CV Citroën à ce qui allait devenir le siège officiel du célébrissime Hot Club de France : l’appartement de mes arrière-grands-parents, rue du Conservatoire, dans le neuvième arrondissement. Là, les attendaient les deux copains installés quasiment à demeure, et cofondateurs du club : Hugues Panassié et Charles Delaunay.
Jusqu’alors, Django se produisait dans un cabaret de la rue Blanche avec son frère Joseph (guitariste), Stéphane Grappelli (violon) et Louis Vola (contrebasse), non sans attirer l’attention d’une élite à l’oreille fine. Rue du Conservatoire, les rejoint Roger Chaput, troisième guitare, Django tenant beaucoup à être accompagné d’autant de guitares que l’était précédemment Grappelli de son côté.
Le quintette du Hot Club de France (ainsi le baptise Pierre Nourry) est formé.Sa musique va conquérir le monde et faire entendre les premières notes d’un jazz proprement français.
Le salon de mes arrière-grands-parents se transforme en tripot, en studio, en dortoir, en camp manouche, en débit de boissons, en salle de jeu, en champ de bataille et en lieu de rigolade, sinon d’orgie, car ses habitués ne sont pas précisément des enfants de chœur. Tout cela ponctué de nombreux concerts, eux-mêmes agrémentés de fréquents trajets dans la fidèle 5CV, mon grand-père partant récupérer à la dernière minute l’un ou l’autre de ses musiciens parti en vadrouille à la consternation d’un public frustré.
C’est dans cette guimbarde que Pierre Nourry emmène Django à son premier enregistrement (qu’il finance), et qu’il continuera ensuite à démarcher pour lui les maisons de disques.
À la suite d’on ne sait quelle incartade des occupants, le siège du Hot Club de France ferme ses portes. Le maître de maison (mon arrière-grand-père n’a pas laissé le souvenir d’un homme commode) vire tout le monde et renvoie les gitans à leurs roulottes. Des brouilles s’ensuivent, et autres engueulades.Quelques coups, même, s’échangent. Rien de tout ça n’altérera l’amitié qui lie Django et Pierre Nourry, unis par une passion commune du jazz et par un semblable tempérament marginal, à mille lieues des préjugés bourgeois.Les deux hommes ne se quitteront plus, même si la brouille entre Django et Grappelli met fin définitivement au quintette et assombrit les relations. En 1940, mon grand-père, officier de Marine, part pour l’Algérie. Django le suivra un peu plus tard.
Par la suite, le guitariste mythique continuera de transporter ses auditoires, poussant à la perfection son entreprise de “dérèglement de tous les sens”, selon les mots d’un critique du Daily Telegraph. Ce, entre deux parties de pêche ou de billard. Pierre Nourry, lui, ira faire l’ingénieur du côté de Saint-Gervais et construire un petit chemin de fer à crémaillère nommé “Tramway du Mont-Blanc”, encore en service aujourd’hui, à ce qu’on me dit. L’une de ses locomotives porte le prénom de ma mère.
Pierre Nourry tournera radicalement la page du Hot Club quand il le verra virer à l’entreprise lucrative. Ce faisant, il laissera à ses acolytes Panassié et Delaunay les honneurs de la postérité et beaucoup de la gloire qui lui revenait dans les encyclopédies du jazz. Mais les personnes averties savent ce qu’on lui doit.
Django, “l’homme à la guitare qui parle”, disait Cocteau. “L’homme aux chaussettes de laine rouge”, selon d’autres, plus sensibles à la question vestimentaire. “L’homme qui valait un Goya”, pour une jet-setteuse admiratrice de la première heure.
“Le plus grand guitariste du monde”, de l’avis à peu près général : virtuose exceptionnel malgré ses doigts manquants. Il aurait cent ans aujourd’hui. Comme Pierre Nourry, à deux ans près.
Le premier laisse derrière lui plus d’orphelins que le second. Pour ce record-là, pas facile de vaincre le père (spirituel) de tous les guitaristes de jazz du monde, quand bien même vous auriez eu neuf enfants, vingt-cinq petits-enfants et dix-sept arrière-petits-enfants.
Néanmoins les deux hommes, l’artiste génial et le fondateur du Hot Club de France, sont, chacun à sa juste proportion et chacun dans son rôle, les initiateurs du jazz français.
Lequel n’est pas près de pousser son dernier soupir, lui.
S.A